Au-delà du taux de croissance : La qualité et le contexte du succès économique suisse
La Suisse est, à bien des égards, un pays très prospère avec une économie performante – comme le démontrent les annexes 1 et 2 : bien que la croissance du PIB réel soit relativement faible depuis quelque temps, en retrait par rapport aux États-Unis avec un écart qui se creuse, le niveau de revenu par habitant est très élevé (plus de 20 % au-dessus des États-Unis), ce qui signifie que la Suisse croît lentement, mais à partir d’une base élevée. En outre, sa croissance reste supérieure à celle de l’UE et de ses grands voisins depuis plusieurs années.
Annexe 1:
Annexe 2:
Les fondements de la résilience économique et de la compétitivité mondiale de la Suisse
L’infrastructure publique et privée fonctionne généralement bien, et la société suisse bénéficie de hauts niveaux de confiance et de cohésion, malgré la diversité linguistique et culturelle du pays – ceci grâce à des valeurs et une histoire communes, à l’importance des communautés locales, à des institutions stables et à un système de gouvernance et d’administration publique unique.
Les racines du succès économique suisse reposent sur des investissements visionnaires, réalisés sur plusieurs générations, dans le capital humain, les infrastructures partagées et une tradition entrepreneuriale et innovante. Les communautés et entreprises suisses ont systématiquement répondu aux défis et opportunités en renforçant leur compétitivité. Ces efforts ont mené à des positions mondiales de premier plan dans des secteurs comme la banque, l’assurance, l’industrie, les biens de consommation haut de gamme et de luxe, les sciences de la vie, la medtech et la santé.
De la stabilité à l'agilité : Pourquoi la Suisse doit-elle adopter la transformation numérique ?
Rien n’est « cassé » en Suisse – beaucoup de choses fonctionnent très bien. Des conditions qui ne rendent pas toujours évidente la nécessité du changement. Pourtant, le monde évolue rapidement et de manière profonde – notamment en matière de technologie, de changement climatique, de dynamiques économiques mondiales et de rivalités géopolitiques. Certaines de ces transformations, conjuguées aux politiques monétaires et fiscales des principaux partenaires commerciaux de la Suisse (Europe, États-Unis, Asie), ont déjà provoqué une pression haussière durable sur le franc suisse, aujourd’hui à des niveaux historiquement élevés. Les interventions de la BNS en ont atténué certains effets, mais ces mesures ont leurs limites à long terme. Bien que nombre d’entreprises suisses – y compris dans les secteurs fortement exportateurs – aient fait preuve d’une résilience remarquable, la pression sur l’efficacité et la productivité ne fera qu’augmenter à l’avenir – avec ou sans relèvement tarifaire à l’étranger.
Parallèlement, la rapidité et l’ampleur des transformations numériques sont aujourd’hui sans précédent. La transformation numérique – soit l’adoption généralisée de nouvelles technologies, y compris l’intelligence artificielle, ainsi que de nouveaux modes de pensée et de travail – permet aux organisations d’améliorer l’expérience client, de créer de nouveaux leviers de valeur, d’accroître l’efficacité sur toute la chaîne de valeur, et de continuer à innover dans leurs processus. Bien qu’elle ne soit qu’un des moteurs du changement, la transformation numérique restera au cœur de la compétitivité des entreprises, des secteurs et des économies nationales dans les années à venir.
La croissance de la productivité de la Suisse dépendra de la manière dont les entreprises et le secteur public travailleront ensemble développer les capacités nécessaires pour réussir à l'ère numérique.
Dans les économies avancées de petite taille, les activités tournées vers l’extérieur sont en général le moteur principal de croissance de la productivité. Cela est particulièrement vrai pour la Suisse, où les entreprises de rang mondial mentionnées plus haut sont au cœur de la prospérité nationale, souvent soutenues par des écosystèmes performants de PME, dont beaucoup sont elles-mêmes leaders mondiaux dans leur domaine.
Pour conserver leur avantage concurrentiel – et pour que la Suisse continue de prospérer – il est essentiel que ces entreprises tournées vers l’international et leurs écosystèmes sectoriels maintiennent une croissance durable de la productivité. Cette dernière dépendra de plus en plus de la capacité des entreprises phares, des acteurs-clés de chaque écosystème et du secteur public à coopérer pour bâtir et faire évoluer les compétences nécessaires dans l’ère numérique – et ce, d’une manière compatible avec la position, les traditions et les normes culturelles suisses
La transformation numérique peut également contribuer à résoudre un autre défi structurel de l’économie suisse : la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Le taux de chômage est faible – un peu plus de 4 %, contre 6 % dans l’UE27 (données harmonisées) – et l’immigration reste limitée. Si elle est bien menée, la transformation numérique et l’IA augmentent la productivité du travail. Plus les employeurs suisses parviennent à relever la productivité pour limiter les besoins en nouveaux recrutements « complémentaires », plus la pression sur le marché du travail pourrait se relâcher. La Suisse pourrait ainsi se concentrer sur l’immigration ciblée de talents hautement qualifiés – ceux-là mêmes qui alimentent l’innovation et contribuent à la croissance du PIB par habitant. Cet enjeu deviendra encore plus critique dans les décennies à venir, alors que la dépopulation devient une réalité visible dans de nombreux pays riches. Même si la Suisse semble être moins exposée que ses voisins, le modèle actuel a ses limites et ne pourra durablement éviter cette tendance.
Cette hypothèse s’appuie sur une base croissante d’analyses, publiques et privées – notamment un rapport récent de l’OCDE, qui estime que l’impact macroéconomique de l’IA aux États-Unis pourrait représenter 0,25 à 0,6 point de croissance annuelle de la productivité globale des facteurs (TFP), ou 0,4 à 0,9 point pour la productivité du travail – avec des effets similaires dans d’autres pays développés.
Enfin, la résilience numérique et la cybersécurité prennent une importance croissante dans un contexte technologique et géopolitique instable. Pour les petites économies avancées, la souveraineté numérique est devenue une priorité stratégique quasi existentielle. L’administration suisse s’est saisie de ces enjeux – à travers des initiatives telles que Swiss Government Cloud, l’étude de faisabilité du projet pilote BOSS, et d’autres. Mais face à l’incertitude croissante et au coût économique qu’elle engendre, il faut faire beaucoup plus. La vitesse est ici un facteur clé : l’accélération vers la souveraineté numérique doit aller de pair avec l’accélération de la transformation numérique.
La transformation numérique est en marche en Suisse
Soyons clairs : la transformation numérique est en cours en Suisse. L’indice de préparation à l’IA du FMI accorde à la Suisse un score élevé – parmi les dix premiers pays sur 174 – fondé sur quatre dimensions : infrastructure numérique, capital humain et politiques de l’emploi, innovation et intégration économique, réglementation. Les acteurs publics et privés suisses consacrent depuis plusieurs années des ressources considérables à cette transformation – mais souvent avec moins d’intensité, d’ambition et de dynamisme que dans d’autres régions du monde, notamment aux États-Unis et en Asie.
Les universités techniques suisses – comme l’ETH et l’EPFL – sont des pôles académiques de renommée mondiale. Ce n’est pas un hasard si DisneyResearch|Studios a installé son centre à l’ETH Zurich, où la technologie est mise au service du storytelling.
La Suisse abrite aussi un écosystème de start-up dynamique, même si ces dernières sont souvent moins bien financées que leurs homologues américaines ou asiatiques. Cette situation évolue – tant localement qu’avec l’arrivée de capital-risque étranger – et Zurich continue de s’imposer comme un pôle d’attraction pour les talents tech mondiaux, attirant Google, Microsoft et plus récemment OpenAI.
Au-delà du monde académique et de la « Big Tech », l’écosystème open-source suisse bénéficie d’une combinaison unique : des talents, des infrastructures, une culture de la confidentialité et une neutralité reconnue. Si la transformation numérique est omniprésente dans les débats publics, les conférences et les médias, beaucoup d’experts reconnaissent – en coulisses – que la Suisse a encore beaucoup à rattraper.
La question centrale est donc la suivante : Que faudrait-il pour que la Suisse accélère sa transformation numérique, devienne un véritable innovateur, un architecte de solutions qui en tirent des avantages concurrentiels tangibles – comme elle l’a fait lors des précédentes vagues d’innovation ?
Pour prospérer dans ce siècle numérique et préserver leur position, les dirigeants publics et privés suisses doivent unir leurs efforts pour accélérer cette transformation, avec le même esprit entrepreneurial et innovant qui a fait le succès du pays. Ensemble, ils doivent mobiliser la technologie et les données pour :
• Stimuler l’innovation et la productivité pour rester compétitifs à l’international
• Transformer les écosystèmes sectoriels et le secteur public en soutien
• Enrichir le travail, la vie, les communautés – en sécurité et avec droit à l’autodétermination
La maturité numérique du secteur public suisse a un rôle clé à jouer
Nombre de pays européens accélèrent déjà leur transition numérique – y compris en matière d’IA – qu’il s’agisse des grands voisins comme la France et l’Allemagne ou d’économies comparables, comme les pays nordiques. Ces initiatives comprennent : des stratégies nationales d’IA, des investissements dans les infrastructures numériques, des soutiens publics à la R&D et aux compétences – et des efforts croissants pour asseoir leur souveraineté numérique.
Soyons justes : en Suisse aussi, les choses bougent. Avec ALPS – le superordinateur opéré par le CSCS (Centre suisse de calcul scientifique) à Lugano, rattaché à l’ETH – le pays dispose aujourd’hui d’un des calculateurs les plus puissants au monde. Il sera utilisé non seulement pour la modélisation météo, mais aussi pour entraîner des modèles fondamentaux d’IA et former des data scientists d’élite. À l’heure où la confiance numérique devient cruciale, la Suisse peut traduire ses forces traditionnelles dans l’ère de l’intelligence artificielle.
Mais pour saisir l’ampleur de l’action dans les économies de pointe, un détour par l’Asie est utile. Singapour, petite économie avancée, est un cas d’école. Le pays a placé la transformation numérique au cœur de sa stratégie économique. Il y investit massivement : infrastructures numériques de pointe, financements pour la R&D et l’innovation, soutien aux PME, formation continue, bacs à sable réglementaires (fintech), visas dédiés aux talents numériques, appui aux investisseurs de l’économie numérique, digitalisation des services publics. Des plans d’action sectoriels sont mis en œuvre dans le cadre de la stratégie nationale « Smart Nation ». Singapour est classé n°1 de l’indice de préparation à l’IA du FMI (score : 0,8), devant les États-Unis, le Danemark, les Pays-Bas, l’Estonie, la Finlande… et la Suisse.
L'impératif d'accélérer la transformation numérique de la Suisse devient encore plus clair lorsqu'on examine certains secteurs industriels particulièrement pertinents, tels que les biens de consommation de luxe, la santé et les services financiers.
Transformation numérique et secteurs industriels
Chaque secteur a bien sûr ses spécificités. Mais la pression pour se digitaliser ne fera que croître – que l’on soit grande multinationale, PME exportatrice ou membre d’un écosystème local.
Et ce n’est pas seulement une question de business. Le secteur public suisse, par sa maturité numérique, peut jouer un rôle central : en augmentant la productivité globale, en réduisant les coûts de transaction et la paperasse. Dans ce processus, il faut aussi veiller à préserver l’indépendance et la souveraineté – piliers de l’identité suisse – dans un monde numérique dominé par de grands États ou des multinationales disposant d’un effet de taille difficile à égaler.
Et alors?
Les petites économies avancées n’ont pas droit à l’erreur. Pour rester compétitives, elles doivent rester au plus près de la frontière productive. Cela explique l’intensité des efforts observés ailleurs – et fournit un enseignement clé pour la Suisse.
Si les entreprises et les institutions publiques suisses n’accélèrent pas leur transformation numérique, elles risquent un lent mais certain recul compétitif – avec des conséquences de plus en plus sévères pour l’économie nationale. Mais en valorisant la transformation numérique pour renforcer les forces suisses – qualité, excellence, précision – tout en augmentant encore la productivité déjà élevée, la Suisse peut prolonger son histoire d’exception à l’ère digitale.
En somme, l’impératif économique est clair.
La question n’est plus si, mais bien comment et quand. Cela implique de prendre des décisions dans l’incertitude. La Suisse a longtemps pu éviter les coûts du « premier entrant » – en s’appuyant sur ses acquis et en observant les autres. Mais le coût du rattrapage ne fera qu’augmenter.
Il est donc essentiel d’agir maintenant pour accélérer la transformation numérique de la Suisse et garantir un avenir digital prospère.

Meet the author: Andy Holley
Directeur- ELCA Advisory
Andy Holley dirige ELCA Advisory, qu'il a rejoint en 2023 après une carrière de 25 ans au sein de trois grandes sociétés mondiales de conseil en stratégie et en gestion. ELCA Advisory regroupe les consultants en stratégie et en gestion du groupe ELCA, qui sont passionnés par l'accélération de la transformation numérique de la Suisse, indépendants par nature et sans compromis dans les conseils qu'ils prodiguent à leurs clients. ELCA Advisory s'associe à ses clients pour innover et envisager, créer et façonner ensemble leur avenir à l'ère numérique - et soutenir la transformation par une expérience pratique de l'exécution et le renforcement des capacités, en mettant l'accent sur l'impact réel et la création de valeur.

Meet the author: Dr. David Skilling
Fondateur & Directeur- Landfall Strategy Group
David Skilling est le directeur fondateur de Landfall Strategy Group, un cabinet de recherche et de conseil créé en 2011 qui fournit aux entreprises, aux investisseurs et aux gouvernements des informations sur l'évolution de l'économie mondiale, de la géopolitique et des politiques. David signe également des articles de fond, très appréciés, sur les grandes questions économiques et géopolitiques internationales. David a précédemment occupé des postes à responsabilité au sein du gouvernement néo-zélandais et a travaillé pour McKinsey & Company à Singapour. David est titulaire d'un doctorat en politique publique, d'un master en politique publique de l'université de Harvard et d'un master en économie de l'université d'Auckland, en Nouvelle-Zélande.
Sources
1- Anu Madgavkar, Marc Canal Noguer, Chris Bradley, Olivia White, Sven Smit, TJ Radigan, “Dependency and depopulation? Confronting the consequences of a new demographic reality”, McKinsey Global Institute, January 15, 2025, https://www.mckinsey.com/mgi/our-research/dependency-and-depopulation-confronting-the-consequences-of-a-new-demographic-reality
2- Filippucci, F., P. Gal et M. Schief (2024), “Miracle or Myth? Assessing the macroeconomic productivity gains from Artificial Intelligence”, OECD Artificial Intelligence Papers, No. 29, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/b524a072-en.
3- Mauro Cazzaniga, Florence Jaumotte, Longji Li, Giovanni Melina, Augustus J Panton, Carlo Pizzinelli, Emma J Rockall, et Marina Mendes Tavares. "Gen-AI: Artificial Intelligence and the Future of Work", IMF Staff Discussion Notes, 001 (2024), accessed December 16, 2024, https://doi.org/10.5089/9798400262548.006